Friday 10 February 2012

Anaïs Nin : Extraits du journal

NIN, Anaïs. (1969).  Journal (1934-1939). Édition présentée par Gunther Stulhmann.  Traduction de Marie-Claire Van Der Elst.  Revu et corrigé par l’auteur.  Paris : Le livre de poche.



Sur la femme

« Ce que j’ai à dire est tout à fait distinct de l’art et de l’artiste.  C’est la femme qui veut parler.  Et ce n’est pas seulement la femme Anaïs qui veut parler.  Je dois parler au nom d’un grand nombre de femmes.  À mesure que je me découvre, je sens que je ne suis qu’une parmi tant d’autres, un symbole.  Je commence à comprendre les femmes d’hier et d’aujourd’hui.  Celles du passé, privées de parole, qui cherchaient refuge dans des intuitions muettes, et celles d’aujourd’hui, toutes livrées à l’action, qui copient les hommes.  Et moi, entre les deux… » (citée par G.S. à la page 7)
Vous êtes la femme que je veux être.   Je vois en vous cette part de moi qui est vous.  J’éprouve de la compassion pour votre orgueil enfantin, pour votre tremblant manque de confiance, votre dramatisation des événements, votre façon d’embellir les amours qui vous sont offerts. (p. 40)

Force des femmes :

June : Henry m’aime imparfaitement, brutalement.  Il blesse mon orgueil. Il désire les femmes laides et communes, les femmes passives.  Il ne peut supporter ma force.
Nin : Je n’aime pas les hommes qui ont peur de la force des femmes. (p. 45)
June : votre force, Anaïs, est douce, directe, délicate, tendre, féminine.  Mais ce n’est pas moins de la force. (p. 45)
J’aime June pour ce qu’elle a osé être, pour sa dureté et sa cruauté impitoyables, son égoïsme, son orgueil, sa puissance destructrice.  Ma compassion me suffoque.  C’est une personnalité qui s’est développée jusqu’à la limite.  J’adore le courage de blesser qu’elle possède. (p. 46)
Psychanalyse, introspection
Le journal m’a appris que c’est dans les moments de crise émotionnelle que les êtres humains se révèlent avec la plus grande vérité.  J’ai appris à choisir ces points culminants parce que ce sont des instants de révélation. (p.12) (citée par G.S. )
Nous allons sur la lune.  Ce n’est pas très loin.  L’homme peut aller tellement plus loin en lui-même. (citée par G.S. ) p. 14
Est-ce que mon moi m’apparaît comme défini, possible à cerner ?  J’en connais les frontières.  Il y a des expériences devant lesquelles je me dérobe.  Mais ma curiosité, ma puissance créatrice m’incitent à franchir ces frontières, à transcender mon caractère.  Mon imagination me pousse vers des royaumes inconnus, inexplorés, dangeureux.  (…)  J’élargis, je développe moi moi ; il ne me plaît pas d’être une seule Anaïs, familière, finie.  Dès qu’on me définit, je fais comme June : je cherche à m’échapper de la prison de la définition.  (…) Mais je sens bien que je peux toujours revenir à ma vraie nature. (…)
Et quelle est ma vraie nature ? (…)

Vivre une vie idéale, imaginaire, romancée, fictive
« J’ai besoin de revivre ma vie dans le rêve, le rêve est ma vraie vie. » (citée par G.S. p.11 )
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La vie de tous les jours ne m’intéresse pas.  Je recherche seulement les grands moments.  Je suis d’accord avec les surréalistes en quête du merveilleux. 
Je veux être un écrivain qui rappelle aux autres que ces moments existent  ; je veux prouver qu’il existe un espace infini, une dimension infinie.
Mais je ne suis pas toujours en « état de grâce ».  Certains jours j’ai des illuminations et de la fièvre.  D’autres jours la musique dans ma tête s’arrête.  Je raccommode alors des chaussettes, je taille des arbres, fait des conserves de fruits, je cire les meubles.  Ce faisant, j’ai l’impression de ne pas vivre. (p.18)
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Je connais sa faiblesse.  Elle est faible devant la réalité.  Sa vie est remplie de fantaisies. (…)
La façon dont June se dérobe, se réfugie dans la fantaisie me met soudain hors de moi car c’est ma façon de faire.  Une nouvelle rage et une nouvelle force naissent de mon refus de regarder en face ses actes et ses sentiments.  Je veux la ramener de force dans la réalité (…).  Moi qui suis plongée dans les rêves, dans les actes à demi vécus, je veux lui faire violence. (…) Suis-je furieuse qu’elle se trompe elle-même comme je le fais ? (pp. 48-49)
À moi elle confiait son détachement des réalités du monde de Henry, sa complète absorption dans des fantaisies, dans des folies.  (…) June ne m’a pas entraînée dans son univers dur et violent parce que ce n’est pas le sien.  Elle est venue à moi parce qu’elle aime rêver. (…)  Mais si nous étions faites pour la réalité, l’expérience ordinaire, je ne l’aurais pas aimée.
J’ai donc davantage besoin d’illusions et de rêves que du monde animal de Henry. (…)
June n’accepte pas de présent qui n’ait une valeur symbolique. (pp. 56-57)
Son idéalisme est si exigeant.  Il m’inspire une terreur sacrée. (p. 58)

Comment Henry peut-il être exclu, lui qui a du génie ?  Que cherchons-nous ensemble, June et moi, à quoi Henry ne croit pas ?  Le merveilleux, le merveilleux, le merveilleux. (p. 58)
Au début j’ai protesté, je me suis rebellée contre la poésie.  J’allais renier mes univers poétiques.  Je faisais violence à mes illusions par l’analyse, la science et en apprenant le langage de Henry, en pénétrant dans l’univers de Henry.  Je voulais détruire par la violence et l’animalité mes illusions et mes fantaisies fragiles ainsi que mon hypersensibilité.  (pp. 58-59)
C’est en reprenant conscience que j’éprouve une peine indicible.  J’ai commencé à m’éveiller hier de mon rêve. (p. 61)
June détruit la réalité (…) ses mensonges ne sont pas des mensonges, ce sont des rôles qu’elle veut vivre jusqu’au bout.  Elle fait de plus grands efforts qu’aucun d’entre nous pour vivre ses illusions.  (…) elle désirait ne commencer nulle part, commencer sans racines, plonger dans l’invention (…) tout cela, c’est pour échapper aux cadres rigides. (p. 70)
Je l’avais regardée, avais éprouvé de la sympathie pour sa quête du merveilleux, pour son chaos que je n’avais pas cherché à organiser avec un esprit d’homme, mais que j’acceptais comme j’acceptais son courage à descendre dans l’expérience.  Elle a ce courage.  Elle a obéi à toutes ses impulsions, qui la poussaient à boire, à se droguer, à vagabonder, à être libre au prix de la pauvreté et de l’humiliation. (p. 70)

Soif d’émotions fortes, d’une vie fiévreuse
Fascination pour l’univers des sentiments

Vous vivez ainsi, à l’abri, dans un monde délicat, et vous croyez vivre.  Vous lisez alors un livre (…) et vous vous apercevez que vous ne vivez pas, que vous hibernez.  Les symptômes de l’hibernation se reconnaissent aisément : tout d’abord l’agitation.  Le deuxième symptôme (…) : absence de plaisir.  C’est tout.  Elle apparaît alors comme une maladie inoffensive.  Monotonie.  Ennui.  Mort. (…) Certains ne s’éveillent jamais. (p. 21)
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Ainsi la délicatesse et la violence vont se rencontrer et se défier. (p. 21)
June : Henry me croit folle parce que je recherche seulement la fièvre.  Je ne veux pas d’objectivité, je ne veux pas de la distance.  Je ne veux pas devenir détachée. (p. 44)
Peut-être est-elle très sensible et les gens hypersensibles deviennent faux lorsque les autres doutent d’eux.  Ils vacillent. (p. 50)
June : J’ai fait face à mes sentiments.  J’en suis pleinement consciente.  Mais je n’ai encore jamais rencontré personne avec qui j’aurais désiré les vivre jusqu’au bout.  D’ailleurs je ne sais pas au juste ce que je veux vivre jusqu’au bout. (p. 52)
Se pouvait-il que quelqu’un fût plus sensible, plus effrayé que moi ?  Je trouvais cela incroyable. (p. 53)
Je tremblais.  J’avais conscience de mes sentiments et de nos désirs inarticulés.  Elle tenait des propos sans suite, mais je savais maintenant qu’elle parlait pour couvrir une conversation plus profonde, parlait à l’encontre de ce que nous pouvions exprimer. (p.53)
C’est tout ce que je désire, maintenant.  Une vie ardente. (p. 66)
J’ai toujours prêté à la folie une valeur poétique et sacrée, une valeur mystique.  Il me semblait que c’était un refus de la vie ordinaire, un effort pour la transcender, pour agrandir La Condition humaine et dépasser ses limites. (p. 66)
J’ai des possibilités infinies pour n’importe quelle expérience (…) j’ai le pouvoir de brûler comme une flamme, d’entrer sans crainte dans toute expérience, décadence, amoralité ou mort. (pp. 68-69)
L’idéalisme est la mort du corps et de l’imagination.  Tout, hormis la liberté, la liberté complète, est mort. (p. 69)


Soif d’émotions fortes, d’une vie fiévreuse
Fascination pour l’univers des sentiments

Passion amoureuse, état fusionnel avec l’autre
Je lui dis : « Nous nous sommes perdues toutes les deux, mais c’est lorsque l’on révèle le plus son soi véritable.  Vous avez révélé votre sensibilité inouïe.  Je suis si touchée.  Vous êtes comme moi, vous souhaitez des moments aussi parfaits et vous avez peur de les gâcher.  Nous n’étions préparées à cela ni l’une ni l’autre, et nous l’avions imaginé trop longtemps.  Soyons comblées, c’est si bon.  Je vous aime, June. » (…)
Elle refusa tout le reste, tout ce qui n’étais pas symbolique ou représentatif de moi. (…) j’étais dans une telle extase que je ne pouvais parler.  La ville disparut, les gens également.  La joie si vive de notre promenade ensemble à travers les rues grises de Paris restera toujours pour moi inoubliable, et jamais je ne pourrai la décrire.  Nous marchions au-dessus du monde, au-dessus de la réalité, dans la pure, pure extase. (pp. 55-56)
Notre rencontre nous a trop perturbées émotionnellement.  Nous avions toutes deux un moi intact que nous n’avions jamais donné. (p. 57)
June ne donnait que des promesses, de fausses promesses. (…) Nous parcourûmes les rues et toute la douceur de son sein ne put endormir la peine. (…) Une terrible inquiétude s’empara de moi.  Si je ne devais jamais revoir June s’approcher de moi !  C’était comme de mourir.  Qu’importait, après tout, ce que j’avais pensé la veille.  (…) Je n’aurais pas dû me mêler de vouloir changer sa nature.  (…) Si elle venait, jamais plus je ne mettrais en question son comportement. (pp. 64-65)

Soif d’émotions fortes, d’une vie fiévreuse
Fascination pour l’univers des sentiments
Amour entre femme et homme
Amour entre femmes
S’il y a une explication du mystère, dis-je, c’est celle-ci : l’amour entre femmes est un refuge, une fuite vers l’harmonie et le narcissisme au lieu du conflit.  Dans l’amour entre homme et femme il y a résistance et conflit.  Deux femmes ne portent pas de jugement l’une sur l’autre.  Elles forment une alliance.  C’est, en un sens, l’amour de soi-même. (p. 68)

Soif d’émotions fortes, d’une vie fiévreuse
Fascination pour l’univers des sentiments
Usage de drogue et d’alcool dans la création
June s’était abreuvée de champagne.  Je n’en ai pas besoin. Elle parlait des effets du haschisch.  « J’ai connu des états semblables, dis-je, sans haschisch. Je n’ai nul besoin de drogue.  Je porte tout cela en moi. »  Elle en fut irritée.  Elle ne comprend pas qu’étant artiste, je veuille être dans ces états d’extase ou de vision tout en conservant ma pleine conscience.  Je suis le poète, je dois voir et sentir.   Je ne veux pas être anesthésiée. La beauté (…) m’enivre, mais j’en ai conscience aussi. (pp. 61-62)


Sur les personnalités multiples, les alter ego
« Il y eut toujours en moi deux femmes,  au moins, une femme perdue et désespérée qui sentait qu’elle se noyait, une autre qui entrait dans une situation comme elle serait montée sur scène, dissimulant ses vraies émotions parce qu’elles n’étaient que faiblesse et impuissance, désespoir, pour présenter au monde un sourire, de l’ardeur, de la curiosité, de l’enthousiasme, de l’intérêt. (citée par G.S. p. 10)
J’élargis, je développe moi moi ; il ne me plaît pas d’être une seule Anaïs, familière, finie.  Dès qu’on me définit, je fais comme June : je cherche à m’échapper de la prison de la définition.  (…) Mais je sens bien que je peux toujours revenir à ma vraie nature. (…)
Et quelle est ma vraie nature ? (…)

Responsabilité d’être humain 

« Je me suis considérée personnellement responsable du sort de chaque être humain qui est venu à moi. » (citée par G.S. p.9 )
…je sais bien que les êtres humains attribuent à un objet, ou à une personne, la responsabilité d’être l’obstacle, alors que l’obstacle est en soi-même. (p. 17)
J’ai besoin de créer, je hais la cruauté. (p. 51)

Caricature, satire et haine

Je me verrai en caricature. Pourquoi ne puis-je exprimer mon moi fondamental ?  Je joue aussi des rôles.  Pourquoi m’en faire, et pourtant, je m’en fais, pour tout.  L’émotionalisme et la sensibilité sont mes sables mouvants.(…)
Il faut beaucoup de haine pour faire de la caricature et de la satire.
Je n’ai pas de haine.  J’ai de la compassion. Tout chez moi est ou bien adoration, passion, ou bien compassion, compréhension.  Je hais rarement. (…)  Je ne hais jamais suffisamment pour me moquer, faire une caricature, ou même donner une description détaillée de ce que je hais.  Je me préoccupe davantage d’aimer. (p. 27)

Sur les médias populaires et le journalisme

Je n’aime guère les films, les journaux, les reportages, la radio.  Je ne veux me trouver mêlée que lorsque c’est en train de se vivre. (p. 43)